A$AP Rocky se retrouvant avec deux publics qui s’opposent : l’un qui le connait depuis ses débuts, ne jure que par Live Love A$AP et considère son alliance avec l’industrie comme une trahison, et un autre qui le connait justement grâce à ses liens avec le mainstream. Long Live A$AP tentait de concilier les deux avec d’un coté des titres propres à l’univers sonore de ses débuts (1 Train, Phoenix, Pain) et d’autres faits pour les charts (Goldie, Fuckin’ Problem, Wild For The Night).
Le phénomène ne s’explique pas tant pour des raisons commerciales que parce que les deux facettes font partie de la personnalité d’A$AP. On attend de lui et on lui demande de faire du hip-hop quand il n’a qu’une envie, celle d’expérimenter. C’est pour ça qu’il design des vêtements, fait le mannequin, s’essaie au cinéma, s’est mis à la production cette année. At.Long.Last.A$AP s’inscrit dans la même démarche, celle de l’évolution.
L’évolution
La drogue est omniprésente dans cet album. Ce n’est pas une nouveauté, A$AP n’a jamais caché son attirance pour le lean et en a même fait une marque de son identité visuelle et sonore avec des clips aux coloris violets et chopped & screwed (cette voix grave et ralenti qui pèse sur votre cerveau). Alors qu’elle était un de ses thèmes centraux et semblait être son unique amour, elle se retrouve ici mise de côté pour laisser place aux psychotropes.
Nouvelle drogue, nouveaux effets et on sent alors une réelle différence entre les tracks produites sous influence de la codéine et du LSD. Les voix et les rythmes ralentis à l’extrême, l’impression de voir flou
et de flotter dans une pièce à la fumée violette sur (Better Things, Fine Whine) contre le coté émerveillé, coloré mais aussi plus profond du LSD qui donne alors des productions bien plus riches et construites (L$D). L’expérience n’est pas la même, et alors que la lean était à usage récréatif, les psychotropes le mènent eux à l’introspection.
« It’s the irony how the LSD inspired me to reach the high in me, Used to never give a damn now I don’t give a fuck entirely » (Pharsyde)
On découvre alors un A$AP bien moins léger et confiant qu’on a pu voir auparavant, emprunt au sarcasme, au doute et au mal-être.
Il faut dire que depuis sa première mixtape, sa vie a considérablement changé : il connaît un succès mondial, a gagné beaucoup d’argent, a fait son entrée dans le monde de la mode, son approche de la célébrité et de l’industrie musicale s’est aguerrie et A$AP Yams est mort. Ce décès a forcément eu un impact fort sur la tonalité et la cover de l’album, l’état d’esprit était déjà à l’introspection dès les début de l’enregistrement avant la mort de son mentor.
Paradoxalement, c’est sur l’une des chansons avec le caractère le plus pop de l’album que les paroles sont les plus sombres et qu’A$AP se livre le plus, Everyday décrit ainsi les conditions dans lesquelles l’album a été produit « Everyday I spend my time Drinking wine, feeling fine, Waiting here to find the sign, That I should take it slow », son désir de se couper du monde (« True, you been sippin away at the truth« ) et son désenchantement (« But the devotion is getting hopeless, But hold it, I’m getting close as my soul is, I’m seeing ghosts »).
Le Penseur
A première vue, les thèmes de l’album n’ont rien de révolutionnaire : il y est surtout question de sexe, de drogue, de succès et d’argent. Cependant, ce n’est pas tant dans les sujets que la manière que le hip hop trouve tout son sens, la musique évolue et le hip hop également qui se veut être plus riche que jamais.
On découvre alors un A$AP Rocky en proie à des contradictions permanentes, que ça concerne l’amour, la célébrité ou la mode. Les filles qu’il décrit et côtoie sont de petites vertus, prêtes à se transformer physiquement et se déshabiller pour quelques like sur Instagram (Elecric Body).
Il en fait l’éloge tout en les dénigrant, refuse toute relation amoureuse et dit ne vouloir que du sexe mais n’a jamais autant parlé d’amour, le mot « love » revient constamment, et déplore sa solitude qui peut s’expliquer par sa rupture avec la belle Chanel Iman.
« See I got used to livin’ life up on my own yeah, And searching lovely for a wife to call my own yeah, It’s all I think about at night when I’m alone yeah«Il en va de même pour la mode. Il entretient par son imagerie et ses paroles, son statut d’icône de la mode, ne cesse de déclamer à quel point il l’a influencé et l’importance qu’elle tient pour lui tout en exprimant son désir de parler d’autre chose et de ne pas être réduit au statut de fashion killa qu’il s’est créé.
« Okay let’s get past all the swag trappin and fashion talking, You want that take it to gats or keep it in rapping talking »Il s’empare alors de thèmes plus poussés concernant l’ensemble de la société : la gentrification, le racisme, les inégalités, la cupidité, etc. Là encore, il reste évasif, ne fait que survoler les sujets et les évoque en quelques phrases sans jamais aller au bout (le racisme sur Dreams). Mais l’atmosphère créé par Rocky est tellement forte qu’elle prend largement le dessus sur ces points faibles, on peut ressentir un artiste qui a muri et qui innove encore et qui semble enfin arrivé à maturité pour la suite de sa carrière.
Resultat
Le tout se déploie sur des productions d’une grande variété qui vont du chopped & screwed, aux tubes hip-hop en passant les samples retro et les influences blues . Il faut dire que les invités sont nombreux et variés- seize en tout- allant des plus prestigieux (Kanye West, Lil Wayne, Juicy J, Future etc) aux plus méconnus (Bones, Joe Foxx, absence de producteurs stars) et apparaissant là encore comme une marque de ce tiraillement d’A$AP Rocky entre la célébrité et l’anonymat.
Entre les productions variées, les paroles contradictoires et le nombre d’invités l’album pourrait facilement être un fourre-tout sans nom et pourtant rien de tel.
La cohérence de l’album tient dans l’ambiance générale qui s’y déploie et sur cette impression de se retrouver dans un trip étalé sur 18 tracks dans lequel on passerait de la déprime à l’euphorie en quelques instants. Peu importe les intervenants sur le morceau, A$AP Rocky y reste toujours le personnage central et ne se fait pas dépasser (l’incroyable Fine Whine où un rythme est spécifique à chaque artiste).
On peut noter l’évolution musicale ainsi qu’un petit plus, c’est cette faculté à accrocher avec certain titres dès les premières écoutes et apprendre à apprécier un album sur la longueur, chaque morceau appartient à un univers et il faut du temps et de nombreuses écoutes afin de juger ce petit bijoux à sa juste valeur.
On se rend alors compte qu’on a fini par réduire A$AP Rocky à ce qu’il avait bien voulu montrer de lui ces derniers mois- un rappeur à tubes icône de la mode, profitant du succès, des filles et de l’argent facile- et à sous-estimer à la fois ses qualités de rappeur, de producteur, mais surtout sa capacité à prendre du recul sur son environnement. A travers ses contradictions ce sont toutes les contradictions d’une époque, d’un milieu et d’une génération qui se déploient et peu importe si c’est mainstream, c’est magistralement évoqué.
Merci à toi Rakim Mayers.